Loin du pays natal
Une nouvelle de fantasy. Le court récit d’une tribu qui a abandonné sa terre, et ses rites ainsi que sa déesse.
La longue caravane d’une trentaine de charrettes s’arrêta dans la première vallée rencontrée. Il y avait eu de nombreuses montagnes à traverser. Jamais la tribu des Indriss n’avait enduré tant de froid, elle qui venait des confins du monde, où il n’y avait pas de saisons hivernales. Jusqu’à ces derniers mois, ils n’avaient connu que les moussons et les longs mois secs. Certains enfants avaient pleuré en voyant la neige tombée. Leurs chariots, ils avaient dû les équiper pour l’hiver. Ils s’étaient tous fait surprendre. Même le patriarche et la matriarche ne s’y attendaient pas. Les deux prêtres de Shahali, qui guidaient la tribu avaient bien entendu des histoires, sur la glace qui tombe du ciel, mais ils avaient pris ça pour du folklore, des racontars de voyageurs voulant faire un coup d’éclat, par quelques anecdotes extraordinaires. Il avait fallu abattre des bêtes sauvages et se servir de leurs peaux. Personne dans la tribu, n’avait d’expérience en ce qui concerne la tannerie. Ainsi, ils étaient tous habillés tant bien que mal. S’ils n’avaient pas abandonné leurs habits de couleurs vives et leurs gouts pour les tissus fins, c’était désormais pour des sauvages des marais de Gort qu’ils passaient. Enfouis qu’ils étaient sous des pelages de loups, d’ours et de lapins. Ces mois d’errances les avaient tous épuisés.
Quand Shana la matriarche décida d’établir le camp, on entendit presque un souffle d’apaisement traverser les caravaniers. Ils firent cercle de leurs chariots, et les enfants se mirent à jouer sous prétexte d’aller chercher du bois sec pour le feu de la nuit. Shana dit aussi aux chasseurs les plus capables de la tribu de s’en aller chercher à manger. C’était une vieille femme, ses rides profondes cachaient presque les tatouages rituels de sa fonction. Sa peau avait foncé en vieillissant. Depuis qu’elle avait pris sa charge, à son adolescence, il y avait une éternité de cela, elle avait dû renoncer à tout un pan de son avenir. Elle n’avait pas pu prendre de compagnon, ni faire d’enfants, ni faire autre chose que tenter de guider son peuple et prier la déesse. Shana n’était pas seule, cependant, si elle avait pu compter sur l’aide du patriarche Cahr par le passé, il était encore plus vieux qu’elle, et il n’était plus bon qu’a faire de la figuration pendant les cérémonies… elle s’étonnait toujours, après tant d’hommes et de femmes perdus durant l’exode, que le vieux prêtre soit encore en vie. Et cela lui allait très bien, Shana n’aurait pas voulu avoir à instruire un nouveau patriarche durant ce périple. Sans compter que depuis qu’ils avaient tous été chassés de leurs terres, elle n’avait pas vu le moindre signe de sa déesse. Son vieux maître disait qu’il parlait souvent à Shahali, mais elle pensait à présent qu’il s’agissait plus de démence que de véritables visions. La déesse aux sexes multiples apparaissait toujours à ses deux prêtres en même temps, et pour sa part, cela faisait des lunes qu’elle ne l’avait pas vu. Elle ne voulait pas inquiéter la tribu, alors elle faisait semblant. Shana laissa le patriarche assoupi dans le chariot, sauta à terre et continua de donner des ordres à tous, ses enfants comme elle les appelaient. Elle avait de l’affection pour chacun d’eux, et si elle ne souffrait pas vraiment la contradiction, elle parlait toujours avec douceur et bienveillance. Elle interpela Jors, un jeune homme plein de vigueur qui passait par là.
— Veux-tu bien t’occuper de caler mon chariot ? Mon dos me fait souffrir, vois-tu ?
— Bien sûr Shana. Pourquoi tu ne m’as pas envoyé chasser avec les autres ?
— Parce qu’il y avait assez d’hommes comme ça et que les femmes voulaient aussi y aller, Jors.
— Mais, je suis tout à fait capable de ramener plus que la plupart d’entre elles !
— Il ne s’agit pas d’un concours, mon fils, il s’agit de rapporter à manger et de se dégourdir les jambes.
Elle entendit distinctement Jors marmonner qu’il n’était pas son fils, mais s’employa à faire comme si elle était à moitié sourde et continua son chemin. Comme elle voyait le bûcher pour le soir prendre forme, Shana commença sa tournée des femmes enceintes. Il n’y en avait que trois, elle en soupçonnait bien une ou deux autres, mais elle attendait que les jeunes femmes viennent à elle. Il était hors de question d’influencer leurs décisions. S’occuper des naissances était la chose qu’elle préférait dans son rôle. Rien ne l’émerveillait plus que de voir la vie se créer. Et pour le reste, pour ce qui était d’arrêter les naissances, elle en savait suffisamment sur les potions pour s’en occuper, mais c’était normalement la part du vieux patriarche qui n’en finissait plus de ne pas mourir. Elle renâclait à faire les potions, mais elle devait l’assumer. Comme il n’y avait pas de problème avec les grossesses, à part avec la compagne de Jors, qui voulait absolument lui donner un fils, elle retourna vers son chariot pour s’entretenir avec le patriarche.
— Bonjour, mon frère, comment allez-vous ?
— Fort bien, je pensais aller me baigner au fleuve, vous viendriez avec moi ?
— Nous avons quitté nos terres cher frère… vous souvenez-vous ?
— Oui bien sûr. Il se levait avec difficulté de sa couche en s’aidant de la main que Shana lui tendait.
— Il va falloir que nous préparions la cérémonie du soir, cher frère.
— Allons-y, alors.
Ils descendirent tous les deux du chariot, et comme elle l’avait vu faire chaque jour depuis leur départ, il scruta les environs et lui demanda où pouvait bien se trouver le temple. Shana ne répondait plus à cette question, et il n’était plus vraiment capable de s’en étonner. Elle le prit par le bras, l’assis près du feu, et installa autour d’eux les reliques qu’ils avaient pu sauver lors du départ. Pas grand-chose en réalité, une figurine de la déesse, un petit bol à encens, et le couteau sacrificiel ; c’est tout ce qui restait du faste des temps où ils dirigeaient le temple. Il ne restait par ailleurs que peu d’encens. Presque rien. Shana sentit une présence dans son dos, c’était le jeune Jors qui s’impatientait bruyamment.
— Qui a-t-il, mon fils ?
— Pourquoi ne pas avoir prédit le sexe de mon enfant à venir ?
— Parce que cela n’a pas la moindre importance, ce qui compte c’est qu’il grandisse bien ce bébé, et c’est le cas…
— C’est important pour moi.
— C’est encore trop tôt, Jors, je regrette.
— Tu mens, au pays, tu aurais su dire son sexe il y a des semaines !
Shana voyait les gens affluer, attiré par la dispute que voulait commencer Jors. Elle voulut attendre un instant, laisser quelqu’un intervenir pour qu’elle puisse commencer sa cérémonie en paix, mais tous restaient immobiles, et il continua d’un air railleur.
— Que se passe-t-il vieille femme ? La déesse t’a abandonnée ? Elle nous a tous abandonnés ? Tu n’as plus de pouvoirs ? Mon père l’avait bien dit, nous aurions dû rester chez nous, et nous battre !
— Et nous serions tous morts, Jors. Elle répondait le plus calmement possible, alors que le jeune homme qui lui tenait tête entrait dans une colère noire.
— Ce n’est pas sûr, et quand bien même, nous aurions rejoint l’au-delà, au côté de notre déesse. Maintenant, elle nous a abandonnés ! Vous deux, vous nous avez rendus lâches !
Shana jeta un bref coup d’œil au patriarche dans l’espoir qu’il lui prête main forte, mais il somnolait, en plein esclandre.
— Il ne te sera d’aucun secours, dit la jeune cousine de Jors. Il est déjà à moitié mort. Et quand il y passera, il n’y aura plus de patriarche. Comment la déesse pourrait-elle prendre la parole par la bouche d’un nouvel homme ? Comment ? Tu nous as fait abandonner le temple !
— Mes enfants, s’il vous plait, calmez-vous. La déesse n’a jamais abandonné notre tribu. S’il vous plait, laissez nous faire la cérémonie du soir, la nuit est tombée, c’est obligatoire.
Il y avait toute la communauté autour d’eux, mis à part pour ce qui était des chasseurs. Elle cherchait des yeux, désespérément, un soutien. Mais tous lui jetaient des regards allant de la peur à la colère. Elle était seule. Seule pour défendre l’indéfendable, oui, elle avait ordonné l’abandon du temple, oui, elle avait rompu son vœu d’honnêteté en prétendant recevoir les visions de Shahali… Un des fils d’Horak s’avança et envoya un grand coup de pied dans l’autel improvisé, la figurine de la déesse vola dans le feu, le reste ne finit pas bien loin. Il criait.
— C’est un blasphème, ces cérémonies autre part que chez nous, un blasphème je vous dis ! Il faut y mettre un terme.
Effrayée, alors que le patriarche ouvrait des yeux vides, Shana déclara qu’avec l’accord de son frère, elle voulait bien, pour ce soir, annuler la cérémonie, pensant ainsi apaiser les esprits. Le vieillard fit oui de la tête, sans trop savoir pourquoi.
Il y eut un grand tumulte parmi l’assemblée. Ils n’étaient visiblement pas tous à l’aise avec l’annulation de ce rite séculaire. Puis, il y eut un énorme cri.
Tous les enfants avaient les yeux révulsés, la bouche grande ouverte. Le cri monstrueux, c’était les enfants qui le poussaient. Tous ensemble, à l’unisson. Chacun par sa voix propre, ils hurlaient leur cri d’une même note. Les parents tentaient, qui de secouer son enfant, qui de le supplier d’arrêter, mais rien ni faisait, et on avait peur. Même la vieille prêtresse était désemparée devant un tel spectacle. Elle n’y tenait plus, quand elle alla pour ouvrir la bouche et dans un essai dérisoire pour tenter de faire taire les enfants, une lumière éclatante apparue du sol, et dans le même temps, une obscurité totale s’installa.
Quand la forme ovale et lumineuse finit de sortir tout à fait du sol, il faisait nuit. Pas seulement nuit, il n’y avait plus qu’un néant d’obscurité. On ne voyait plus l’environnement qui entourait la tribu, il n’y avait que du noir. Les gens étaient éclairés par l’ovale luminescent. Il n’y avait que la stupeur. Les enfants s’arrêtèrent tous au même instant de hurler. Il y eut quelques interminables minutes de silences, la source de lumière devint rouge, puis à nouveau comme d’une même voix, ils parlèrent.
— Vous, mes prêtres, que jamais plus vos voix ne soient entendues.
Alors, la matriarche et le patriarche s’enfoncèrent dans le sol obscur. Ils disparaissaient inexorablement, avalés par la noirceur totale. Shana tenta de se débattre, de crier, mais elle demeurait immobile, et aucun son ne franchit ses lèvres. Le vieux prêtre quant à lui, tournait vers ses ouailles un regard vide, il n’avait même plus conscience de rien. Ils disparurent comme ça sous les yeux terrifiés de l’assistance, et le processus s’arrêta. Les deux prêtres n’avaient plus rien de visible que le visage, et ce, seulement à partir du nez. On les laissait écouter, voir, et respirer, mais comme il avait été dit, leurs voix ne pourraient plus être entendues. Tandis que le patriarche avait déjà refermé les paupières, Shana jetait des yeux paniqués sur sa tribu. Personne n’osait bouger, tous étaient tétanisés par la peur. Les voix reprirent à l’unisson :
— Vous autres, mon peuple, ma tribu, mes enfants… vous êtes arrivé jusqu’ici, en pays étranger, et certains ont pu croire que je n’étais plus à vos côtés. C’est un mensonge. Voyez-vous, quand vous avez suivi ces deux traitres, et quitté mes terres, vous m’avez obligé à vous chercher. Et j’ai dû traverser bien des mondes pour passer de chez moi, à ce lieu si barbare. Mais grâce au peu de ferveur de vos deux ancêtres, et à leurs doutes, il y a eu un signal, un phare, et me voici, à jamais ici comme sur ma nouvelle terre sainte. Maintenant, mes prêtres seront un rappel pour vous tous que je suis là, que je serais toujours là, que mon pays, vous l’avez apporté avec vous.
L’obscurité s’estompa, et on vit réapparaitre les arbres, les bosquets, le feu, les chariots. Les enfants s’effondraient un à un, conscients, mais épuisés. Shana et celui qu’elle appelait son frère étaient toujours presque entièrement dans la terre. Ces visages anciens, ridés, devinrent rouges d’un seul coup, et quelques feuilles minuscules se mirent à sortir de leurs nez, de leurs oreilles. Puis les ancêtres tournèrent au bleu, et au gris. Des tiges, des branches, commençaient de grandir et de se frayer un chemin par leurs yeux, ainsi que par les autres orifices de la tête. Un arbre se formait à partir de l’engrais de leurs corps. Il poussa si vite, qu’en un instant, un oranger resplendissant trônait au centre de la caravane. Il portait déjà des fruits, ainsi que deux crânes au milieu de son tronc.
Quand les chasseurs revinrent de la battue, ils trouvèrent le reste de la tribu prostré, hébété. Un des chasseurs prit alors la parole :
— Regardez les amis, tout le gibier que nous avons trouvé…
Personne ne répondu, tous étaient en état de choc.Un autre chasseur s’approcha de l’oranger. Il demanda aux autres, comment cet arbre de leur pays natal avait-ils pu pousser si haut dans les montagnes, si loin des zones chaudes… encore une fois, il n’y eu aucune réponse. Il faisait le tour de l’arbre, et il reconnut les tatouages de la matriarche sur un lambeau de peau qui pendait de son crâne.
La soirée fut silencieuse, ils attendraient le lendemain pour découvrir qui allaient devenir les nouveaux prêtres. Le repas fut bon.