Quand je me suis assez rafraîchi, je remonte tranquillement sur la berge. Je n’avais même pas remarqué que le fleuve artificiel était bordé, de part et d’autre, par des arbres fruitiers. D’étranges arbres, évidemment. Ils ne peuvent pas exister. Ils portent différents types de fruits, en même temps. Chaque arbre est plein de pommes de dattes et d’oranges. Ils ont beaucoup trop parfait aussi. Des troncs droits comme des poteaux, des branches trop bien organisées. Et surtout, ils sont tous identiques. Tous. Comme avec le reste de ce qui m’entoure, je mets toutes considérations de côté pour me concentrer sur le nécessaire. Survivre. Alors je me jette sur les fruits des arbres impossibles. Un repas de fête. Seul dans une ville qui ne devrait pas exister, entourer de robots fantasmagoriques. Ils n’ont pas de visages, mais j’ai l’impression qu’ils m’observent. Il faut que je comprenne où je suis. J’ai mangé trop vite, il me semble que je vais vomir. Si je rends, c’est que peut-être, tout est réel .
Il y a certains bâtiments qui sont détruits, des robots y travaillent pour les reconstruites. Ils récupèrent les matériaux, et je ne saurai expliquer comment ils réassemblent les morceaux détruits de ces immeubles. On dirait que les blocs changent sensiblement de formes entre leurs mains. Ils les modèlent. Pas comme on le ferait avec de la pâte à modeler ou de l'argile, ils prennent simplement les morceaux entre leurs mains et la forme se met à changer. Doucement.
Je ne comprends pas comment ces immeubles peuvent être à ce point détruits, certains sont complètement écrasés, d'autres sont éventrés et ceux qui restent debout, laisse voir le vide à l'intérieur. Il n'y a rien. Je ne suis même pas sûr qu'ils contiennent des paliers, des étages. De grands pavés droits à la verticale, avec chacun sa porte. Un quartier des affaires sans business. Sans pointeuses. Sans rien. Vides. Et tous ces robots passent leur temps à réparer ces infrastructures inutiles. Pourquoi? Et qu'est-ce qui a pu faire tant de dégâts?
Je commence à prendre mes marques. Mon régime alimentaire se résume aux fruits de ces arbres étranges, à l’eau de ce fleuve artificiel, mais au moins, je peux survivre. J’explore un peu. Je suis le cours d’eau, d’abord en amont. Ces promenades me désorientent pas mal, d’abord, le soleil ne s’est toujours pas couché et je suis presque certain qu’il s’est passé plusieurs jours depuis mon arrivée, et comme tout se ressemble, j’ai beau avoir parcouru des kilomètres, je me réveille parfois en ne sachant pas, si j’ai vraiment marché quelques heures plus tôt.
Quelque chose à changer, cela dit. Il y a un bruit de plus en plus sonore. En suivant les berges du fleuve, je pense me diriger plus ou moins vers le son. Ou alors, c’est que le bruit se rapproche de moi. On croirait un énorme marteau, abattu en cadence sur un mur de briques. Ce n’est pas très différent du boucan que faisaient les ouvriers qui retapaient ma maison. Du temps où j’avais une maison. C’est juste beaucoup plus lourd comme son. Il m’est impossible de suivre la course du temps, mais je suppose que cela fait des jours que ça dure.
Pour y voir plus clair, j’ai commencé à compter mes pas. Une enjambée fait à peu près un mètre, si je suppose que je marche à dix kilomètres à l’heure, il m’est possible de mesurer le temps… c’est fastidieux, mais je n’ai pas grand-chose à faire de plus. Alors, je compte. J’arrive à marcher entre deux et trois heures, puis je me baigne et je mange quelques fruits. Et j’écoute. Parfois, je m’assieds au côté d’un robot. Celui auprès duquel je me repose en ce moment est identique aux autres bien sûr, mais il a la tête tournée vers le bruit qui enfle. Il est debout, appuyé sur une canne invisible. Une position d’aristocrate. Il attend sans doute quelque chose. Que son tour soit venu de reconstruire un bâtiment peut-être. Sa présence me fait du bien. Je me suis habitué à eux et je commence à me sentir vraiment seul. Pourtant, d’habitude, je ne suis pas forcément quelqu’un de particulièrement sociable. Je n’ai rien d’autre que des aventures de passages, mes parents sont morts, et mes amitiés se résument à des mondanités. Mais c’est la première fois que je suis le seul être humain. C’est un peu trop. Je me demande, si je reste assez longtemps dans ce cauchemar, si je vais commencer à parler aux robots. J’ai décidé que j’étais dans un mauvais rêve. Un songe particulièrement réaliste, mais il n’y a pas d’autres explications qui me viennent à l’esprit. Ou alors c’est un coma, quelque chose comme ça. Après tout, on ne sait toujours pas vraiment ce qui ce passe dans l’esprit des comateux… je suis incapable de me souvenir ce qui aurait pu me mettre dans un état pareil. Il ne me semble pas que j’ai pu avoir un quelconque accident. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, je me suis simplement couché dans mon lit, et un instant plus tard, j’étais proche de la mort dans un désert. Un AVC? Un état catatonique? Non, il me semble que je devrais être conscient. Qu’à t il put m’arriver pour qu’on me mette dans le coma?
Il y a aussi l’autre possibilité. Mais si je suis mort, ce serait les limbes ou le purgatoire ou quelque chose d’approchant, et honnêtement, il faut bien qu’il y est une logique quelque part. E quoi cette ville, et ces robots, et ces simulacres d’humanité peuvent avoir un rapport avec une punition qui me serait infligée? Ou alors il n’y a pas de logique… c’est aussi une possibilité. Je n’ai jamais été croyant, donc, je pencherai plus pour l’hypothèse du coma. Toujours est-il que ce bruit qui se rapproche commence à m’obséder. Je n’ai tellement rien à faire, que je me décide à trouver de quoi il en retourne. Mon robot de compagnie, il me semble qu’il a bougé, comme je lui tourne le dos, ce n’est pas évident, mais on dirait que sa tête s’est inclinée. Ça lui donne un drôle d'air, on aurait presque l'impression qu’il se demande, comme moi, ce qu'est ce bruit qui se rapproche.
J'arrive aux portes de la ville. Il m'aura fallu autour de cinq ou six jours, si j'ai bien compté. Les fruits commencent à me lasser. J'essaye d'alterner entre les différentes sortes, mais finalement, ce sont toujours les mêmes trois fruits, à chaque repas. Il y a le désert qui recommence, et les robots, aux confins de la ville, ont un comportement différent. Il n'y en a pas d'immobiles. Ils s'activent tous à repousser le sable. Équipés de pelles du même matériau que les bâtiments, les pavements du sol et de tout ce qui compose la ville, ils repoussent inlassablement le désert. Je remarque que la seule chose qui les fait prendre une pause, c'est l'énorme bruit sourd et répété qui vient du désert. Quand le sol se met à vibrer et que la brise porte vers nous les effets du tambour colossal, ils marquent tous un arrêt d'une dizaine de secondes, lèvent la tête vers l'origine du vacarme, pour enfin se remettre à leurs labeurs. Tous au même moment, bien entendu. La synchronicité, à un degré tel, a quelque chose d'antinaturel. De dérangeant.
J'ai réussi à grimper sur le toit d'un des petits bâtiments, il était placé près d'un arbre, cela m'a été facile. Maintenant, je regarde l'horizon, vers l'étendue, vers le son. Cela fait plusieurs heures que je suis perché comme au mât d'un navire, et j'aperçois une forme rose, floue, très éloignée. On croirait une tour qui bouge. Je la vois qui dépasse parfois des dunes, loin.
Je ne sais pas ce que c'est, mais j'ai dû déguerpir. La terre c'est mise à tremblée tandis que la colossale forme s'avançait vers moi. Les robots étaient imperturbables et tout affairés à leur tâche de désensablement. La maisonnette sur laquelle je m'étais posté, s'est mise à vibrer d'une telle force, que j'ai pris les jambes à mon coup, par peur d'une chute fatale. J'ai couru sans arrêt. Je ne me suis pas retourné, et je n'ai pas plus compté mes enjambées. J'ai couru sur des kilomètres.
Ce son est entêtant. Il m'obsède. On dirait qu'un immeuble vient de s'effondrer. Il faut que j'aille voir de quoi il retourne.
Je repars vers là où la ville prend fin. Je marche. Pourtant, je suis pressé de découvrir ce qui fait s'effondrer les bâtiments. Il y a de plus en plus de bruits d'effondrements qui accompagnent les grondements habituels. Plus j'avance, plus je suis persuadé d'aller à ma perte. Tout bien considéré, ce n'est pas si grave, et je ne vois pas comment je pourrai un jour quitter cet endroit. Alors, si je meurs d'une manière ou d'une autre, il faut au moins que j'aille voir ce qu'il se passe.
Les robots prennent le même chemin que moi. Je pense qu'ils vont réparer. Au début, seuls quelques-uns quittaient leurs positions humaines, maintenant que je me rapproche, il n'y en a plus un seul qui est immobile.
J'ai peur de penser à ce que je vois. C’est un géant. Un vrai géant, un humain, mais haut comme deux gratte-ciel. Il a une allure humaine, il est si grand que je ne perçois pas son visage. Pas vraiment. Il est nu, glabre, y compris la tête, et un pénis gigantesque se balance de gauche à droite alors qu’il avance. Même pour une créature pareille, le sexe semble disproportionné. Il avance lentement, et écrase, comme un rien, tout ce qui se trouve sur son chemin. Il a l’air vivant. Ce n’est pas un robot, la catastrophe, c’est un homme démesuré.
Même si je me tiens éloigné, des morceaux d’immeuble sont projetés si loin qu’il se pourrait bien que j’y passe finalement. Un chirurgien de la capitale trouve la mort dans un cauchemar, suite à une attaque de géant. Ce n’est pas vraiment une attaque, c’est juste une monstruosité qui traverse une ville sans se soucier le moins du monde de ce qui l’entoure. Donc, on pourrait dire que c’est une catastrophe naturelle.
Naturel ou non, il semble bien plus vivant que tout ce que j’ai croisé jusqu’ici, et il n’est pas parfait aussi. C’est la première fois que je croise le chemin de quoique ce soit de sale ici. Ses pieds sont calleux, à certains endroits, ils saignent un peu. Où va-t-il? Et combien y’en a-t-il d’autres? Car cela ne doit pas être le premier, depuis mon arrivée je vois des immeubles effondrés que les robots s’acharnent à réparer. Des monstres qui détruisent une ville sans humains, ni utilité. Je ne comprends pas.
Il avance en ligne droite, imperturbable. J’ai envie de le suivre, mais s’il a l’air lent, ses enjambées sont beaucoup trop grandes pour moi. Il faudrait que je m’accroche à lui peut-être? À quoi bon? Il est déjà trop loin.
Le soleil est toujours à son zénith.
Je vais rester aux abords de la ville. La vue du désert casse un peu la répétitivité de la cité. Je vais rester là, et on verra bien. Je vais attendre. On finira bien par me réveiller. On finira bien par me tirer de là. On finira bien par grossir mes maigres rangs. Il ne se peut pas que je sois le seul être humain. Ce n’est pas possible que je sois le dernier ou le premier. Quasiment personne dans l’Histoire, n’est jamais ni l’un ni l’autre. Je veux savoir à quoi tout ça rime. Il faut que je découvre ce qui vient encore. Et si c’est fini, c’est tant pis.
Je me suis posté un peu en hauteur, un de mes amis m’a dit qu’un géant allait arriver. Bientôt. Un autre ou le même qui marcherait suivant un cercle démesurément grand? Mon ami n’a pas su me dire, ils ne sont pas certains que les humains géants soient légions.
Les pas lourds se rapprochent.