La ville - Partie 1
Un homme est perdu dans un désert. Il essaie de survivre, et découvre un lieu étrange.
Il fait chaud. J’ouvre les yeux avec difficulté, un soleil énorme m’éblouit. Il y’a du sable partout, je suis allongé sur une dune. Il n’y a aucune raison pour que je me retrouve couché dans un désert, en plein milieu de la journée. Quand je m’assois pour regarder autour des moi, je prends peu à peu conscience de mes étranges habits. Pieds nus, accoutré comme un de mes patients à l’hôpital, je porte un pyjama très fin de couleur blanche. Il n’y a que du sable aux alentours, un désert aussi loin que je puisse voir. Du sable partout.
Néanmoins, un bruit comme un ronflement attire mon attention. Il semble venir de derrière une dune encore plus grosse que celle qui m’accueille. J’ai très soif. Pas besoin de me regarder dans un miroir pour savoir que mes lèvres sont gercées. Craquelées plutôt, elles me font mal, mais ce n’est rien comparé à la soif. Je me lève, dans l’idée de me diriger vers la colline de sable qui cache le bruit. Ma tête tourne comme pour la première cigarette de la journée, quand il aura mieux fallu se nourrir avant. Le crâne dans du coton, les idées vagues et la bouche en feu, j’entreprends la décente de ma montagne de désert. Le sol est brulant, bientôt je cours pour essayer de préserver mes pieds. Je finis par m’enfoncer, et tombe, et roule, manque de me fracasser le visage sur un des rares affleurements rocheux. J’ai dû rouler sur près de trente mètres. La tête tourne et le sang vient cogner contre les tempes, tout devient noir.
Je m’éveille à nouveau, il fait encore jour et le soleil ne semble pas avoir bougé. Il y a toujours ce bruit, ce ronflement derrière la grande dune. Il faut encore se lever. J’ai comme une épée sortie de la forge qui me transperce des lèvres à la gorge. Il faudra bien tenir et trouver de l’eau. Je ne sais pas ce que je fais là, mais l’urgence est à trouver de l’eau, les questions métaphysiques attendront. La marche est difficile, il n’y a pas d’autres objectifs que de marcher, trouver ce qui se cache derrière ce son répétitif. Il y a forcément de l’eau, là où se fait entendre une activité humaine. Cela devrait me rassurer, mais cela pourrait très bien n’être qu’un puits de pétrole, dans le désert ce n’est pas impossible. Il n’est pas certain que ces installations soient pleines de gens. À vrai dire, je n’en sais rien. Un toubib de clinique de centre-ville, ne connaît pas grand-chose, ni aux étendues désertiques, ni à l’extraction de fuel.
Le sable n’en finit plus de rôtir la plante de mes pieds. Je grimpe comme je peux. L’ascension est difficile. Épuisé, assoiffé, désorienté, je me raccroche à mon désir de survivre à cette épouvantable aventure. J’ai une vie si bien faite, si réussie, il est hors de question que l’on retrouve mon squelette au milieu de nulle part, dans dix ans. Même la brise qui se lève joue contre moi. C’est comme si j’avais un sèche-cheveux constamment braqué à deux centimètres de mon visage. Des grains de sable plein les yeux, les narines, la bouche. Je grimpe, je glisse, et je frêne ma chute les mains plantées dans une marée bouillante. Arriver en haut et voir ce qui se passe, espérer un salut quelconque.
Une fois arrivé au sommet, j’ai du mal à me tenir droit, assis, je découvre une usine et des gens qui en sortent. Des engins de chantier aussi, des bulldozers énormes, semblent faire place nette autour du bâtiment. Tous ces gens qui sortent en file indienne par une grande porte. L’un derrière l’autre, ils marchent en ligne droite, des centaines, peut-être plus, déambulent en l’un après l’autre, jusqu’à si loin que je les perds de vue. Incapable de crier pour attirer leur attention, je me décide à me laisser glisser jusqu’au bas de la dune. Il n’y a plus assez de forces pour rester debout, mettre un pied devant l’autre. Et je ne veux pas risquer la même cascade que plus tôt dans la journée.
Arrivé en bas à quelque cent mètres de l’usine, je passe à côté d’une des chargeuses, affairées à déblayer le sable qui envahit cet endroit, et je m’approche pour trouver de l’aide à l’intérieur de la cabine. Quand je regarde de plus près, si la machine est bien en marche, il n’y a en réalité pas vraiment de cabine, et pas non plus de conducteurs. Il ne me semble pas qu’il existe de tels engins sans ouvriers pour manœuvrer. Alors, je continue mon chemin vers l’usine et je vois que toutes les machines déversent continuellement leurs cargaisons dans une trémie, qui chemine vers le bâtiment. Comme si l’usine avait besoin de tout ce matériau, et dans des quantités si importantes que je ne comprends pas très bien quelle industrie, aurait besoin de tant de sable. Ma tête pèse des tonnes, et il faut absolument que je trouve de l’eau. Je réussis à hurler un appel à l’aide désespéré et incompréhensible en direction de tous ces gens, qui sortent de l’usine, mais je n’obtiens aucune réaction de leurs part. Il faut que j’approche de la porte principale. Encore marcher, c’est insupportable de mettre un pied devant l’autre dans mon état, mais il le faut, j’avance avec peine, je me traine. Les yeux me brulent et je n’y vois pas distinctement. Il faut enfin que je me trouve à portée de main de la file indienne, pour me rendre compte qu’il y a un problème. L’effroi m’envahit, ce ne sont pas des gens. Cette étrange procession n’est composée que de robots humanoïdes. Ils ont une tête, des bras, des jambes, un corps assez bien proportionné, mais il n’y a pas de visages. La face est complètement lisse. Un blanc immaculé. Tout leur corps brille dans le soleil terrible. Je suis devant une marche de robots totalement impossible. Me viennent en tête les avancées récentes de la robotique, je repasse dans mon esprit ce que j’ai pu voir dans la presse concernant les robots, mais rien d’aussi apparemment avancé ne me revient. Des chiens robots de guerre, des assistants pour les vieux au Japon, les humanoïdes pleins de câbles qui jouent au gymnaste… rien de ce que je connais du domaine ne peut tenir la comparaison avec ces merveilles. Ils ont l’air si hors de l’époque que je reste bouche ouverte, tétanisé. Comme si j’avais été propulsé deux cents ans en avant. Dans un futur de science-fiction. Quelque chose comme une nouvelle d’Asimov que je lisais adolescent. Sauf que dans ces histoires courtes, les chirurgiens ne se retrouvent pas sans raison au beau milieu du désert en pyjama.
J’essaye d’attirer leur attention, mais rien n’y fait. Même quand je me poste devant l’un d’eux, ils se contentent de me contourner sans bruit. Ils n’ont aucune autre réaction concernant ma présence. Rien de plus qu’un obstacle sur leur route. En désespoir de cause, je décide d’aller voir à l’intérieur de l’usine. Voir s’y je peux y trouver de quoi ne pas mourir. J’ai dépassé depuis longtemps le stade de la lassitude, mais je suis toujours guidé par ce sentiment d’urgence à ne pas mourir là, éloigné de tout. Seul. Des choses étranges me courent dans la tête. Je me prends à penser qu’il est inconcevable de s’être donné tant de mal à se construire une vie pour que cela s’arrête comme ça. Je me dis que ce n’était pas la peine de faire médecine pour me retrouver là. Comme si, parce que j’avais atteint mes objectifs de carrières, que ma maison était assez grande pour accueillir trois familles nombreuses, et que ma voiture était allemande, je ne méritais pas toute cette merde. Qui en aurait quelque chose à faire de mes tableaux accrochés au mur si je ne suis pas là. Qu’est-ce que moi, j’en ai à foutre si je ne peux plus les montrer à personne?
Quand j’entre dans le bâtiment, par la même porte d’où sortent ces étranges robots, j’arrive directement dans une production à la chaîne complètement hors du temps. Tout est automatisé, j’ai beau crier, appeler, personne ne me répond. Les humanoïdes sont construits de manière presque magique. À force de fouiller, je découvre que le sable qui était fourni par les bulldozers à l’extérieur sert de matière première. Il est déposé par petits tas de vingt centimètres au départ d’un tapis roulant, passe par ce qui me semble être un four, puis ressort de l’autre côté déjà formé en robot. Ils sont ensuite soumis à des bombardements lumineux, et peu après, ils se mettent à bouger, s’assoient et à la fin du tapis roulant, se mettent debout et marchent pour rejoindre le cortège étrange de leurs semblables. L’opération de bout en bout, ne prend pas plus d’une dizaine de minutes. Cela n’a pas de sens, je sais que de telles choses n’existent pas, mais je suis là. Ce que je vois m’a l’air tout à fait réel.
Puisque ma soif ne fait qu’empirer, je commence de fouiller l’usine. Il n’y a aucune trace d’humains, en fait, il n’y a pas de place pour l’humanité ici. Pas de meubles, de bureaux, de chaises, pas non plus de machines à café, de salle de repos. Ce bâtiment tout entier est voué à la construction des machines. Rien n’est sacrifié à ce but unique. C’est la première fois de ma vie que je suis face à un appareil productif sans managers pour faire des bilans de performances. Tout est conçu comme si tout était dans le tout, le but, le process, la production, comme s’il n’y avait pas de raisons à la fabrication de ces robots. Je cherche, mais nulle part je ne découvre une marque, le nom de la société qui profite de cette industrie. Comme s’il n’y avait pas de patrons, de propriétaires, d’actionnaires. Ou alors, c’est une sorte d’organisation secrète, mais cela ne se peut pas. D’abord, je sais très bien que ce que je vois n’existe pas encore, et de toute manière, la file indienne de robots s’étend dehors sur des kilomètres… quelqu’un devrait bien tomber dessus, même en plein désert. Au bout d’un moment une caravane de Bédouins, un avion de touristes, quelqu’un finirait bien par tomber dessus, c’est forcé.
Je commence à tourner de l’œil. Mes mains posées à terre, je suis un animal. Je n’arrive plus à réfléchir. Il faut que je m’en sorte. Un effort et je me traine au-dehors. Il faut que je trouve de l’eau sinon je vais crever là. Il fait tellement chaud. Si je suis les robots, je devrais bien tomber sur des êtres humains. Je veux bien, pour le moment, accepter que ces robots se créent ex nihilo, mais je refuse d’envisager qu’ils ne servent pas une communauté d’êtres humains.
Commencer à les suivre, et se rendre compte que je n’y arriverai pas. Dans les dernières forces qu’ils me restent, j’enlève ma chemise, me la noue autour de la taille, et avec ce qu’il en reste, je l’attache au bras d’un des robots. Je me laisse trainer, comme ça. J’ai soif, j’ai chaud, je n’en peux plus, mais je n’en ai plus rien à faire. Advienne que pourra, je me laisse tomber dans un état inconscient, en me disant que je vais trouver de l’aide.
Mes pieds se butent sur quelque chose. Je me réveille alors, et si je suis toujours accroché à un robot, nous ne sommes plus dans le désert. Le sol est pavé de grandes dalles grises. C’est une ville, ça y est c’est une ville, enfin. Je pense que je ne m’attendais pas à ce genre d’urbanisme. Il me semblait, à cause sans doute de mon esprit occidental plein de stéréotypes, que j’allais trouver une ville typique du Maghreb avec un marché tout droit sorti des milles et une nuit, des hammams à tous les coins de rue. Ce n’est pas ça. Évidemment que ce n’est pas ça. Rien ne fait sens, alors il n’y a aucune raison pour que la ville dans laquelle j’arrive soit telle que je l’attendais. Et puis, il n’y a pas de désert qu’au Sahara… je pourrais très bien me trouver en Asie, ou au point où j’en suis, n’importe où dans la galaxie. Toujours est-il, que la ville que j’ai sous les yeux, n’a rien en commun avec une cité que j’aurai pu visiter auparavant, ou voir dans un documentaire à la télévision. Il y a des gratte-ciel partout, de la même couleur morne que le sol. Ils n’ont pas de fenêtres. J’aperçois des portes, mais pas d’autres ouvertures. Il y a aussi des bâtiments plus petits de temps en temps, aucun mobilier urbain.
Mon voyage s’arrête soudain. Mon robot s’est immobilisé. J’entreprends de me détacher, et je l’observe, lui et ses compagnons, tous immobiles. Ils ont pris d’étranges positions, des positions humaines en fait. L’un à l’air d’appeler un taxi, le bras levé, un autre a la main posée sur la poignée d’une porte. Ils ont tous l’air, de jouer à être sur une photo que l’on aurait pu prendre dans n’importe quelle ville bondée.
Je déambule un moment dans ce simulacre d’humanité, quand j’entends un bruit qui ravive mon cœur. De l’eau, dans cette cité de silence, j’entends distinctement le bruit d'une eau qui s’écoule. Je suis sauvé. Je cours, comme si je ne souffrais pas, que mes pieds ne s’étaient pas brulés sur le sable. J’oublie même que le soleil est exactement au même endroit, que quand je m’étais éveillé au sommet de la dune. Je ne pense plus à rien qu’à l’eau salvatrice.
Le sol descend en pente douce vers le lit d’un fleuve. Une eau extrêmement claire. Le fond est du même dallage que dans le reste de la ville. Ça n’a aucun sens, mais arrivé sur la rive, je plonge dans l’eau sans me soucier de rien. Je bois comme si je n’avais jamais bu de ma vie. Je m’étouffe, j’avale de travers, je bois la tasse. Peu importe, je bois. Tout l’intérieur de mon corps se rafraîchit d’un coup. Je sens autour de mes poumons, une fraîcheur tant espérée. Des larmes coulent sur mes joues. J’ai vraiment cru que j’allais y passer. Je me paye le luxe de me mettre sur le dos et de me laisser porter par le courant calme et tranquille. Je fais la planche. Je suis comme un enfant. Je ris.