La pointe
Une nouvelle de genre fantastique. Une histoire de famille, un père à la dérive, ses filles, la mer.
Agathe change les draps de son vieux père, elle est déjà venue le faire cette semaine, mais là, l’odeur d’urine embaume la maison. Il est parti comme d’habitude bien avant qu’elle n’arrive. Quatre heures du matin, c’est quand même horriblement tôt pour aller pêcher à son âge, se dit-elle. Il n’y a plus tellement de vie dans cette vieille maison, c’est un cabanon plutôt. Partout où elle pose les yeux, les mêmes meubles et bibelots de son enfance.
Du temps où elle était encore là, alors qu’Agathe était fille unique, le foyer se remplissait chaque semaine, de nouvelles choses achetées sur un catalogue. Maintenant adulte, assise à la table en Formica de la cuisine, Agathe boit son café d’après les corvées. Elle se revoit sur les genoux de sa mère enceinte, à la même table, entourer au crayon les ustensiles de cuisine, l’électroménager, faire des oreilles d’ânes ou des grimaces sanguinolentes aux belles dames en nuisettes. Elles rêvaient toutes deux d’un intérieur à la mode, de grandes robes et de pulls en laines à cols roulés. Ensuite sa mère la laissait poser son oreille contre son ventre, et elle écoutait les gargouillis qu’y faisait Sandra. Elle avait tant attendu cette petite sœur, tant espérée cette compagne de jeu, qu’elle s’imaginait la voir sortir identique à elle-même, âgée dès le premier jour de cinq années.
Puis il n’y avait plus eu de mère, et sa camarade de jeux s’était muée en nourrisson braillard. Au lieu de jouer à la dînette avec elle et d’habiller sans cesse tout un tas de poupées, elle avait dû s’occuper de Sandra comme une mère. Agathe s’était installée dans ce rôle de femme de ménage, de gouvernante et d’infirmière. Elle n’avait jamais cessé d’être celle qui se charge de tout, pour sa sœur, son père et maintenant son mari et ses enfants.
Elle fait la vaisselle et repense aux occasions non saisies. A la fois où son premier amour avait voulu qu’elle vienne avec lui, dans quelque grande ville dont elle a oublié le nom. Mais maintenant, l’important est d’arriver à l’heure pour récupérer les enfants, et aussi de sortir la nourriture du congélateur pour ce soir.
Le brouillard qui était tombé le jour où sa mère avait disparu, Agathe n’en avait jamais plus vu de pareil. Alors qu’elle regarde à la fenêtre, guettant la silhouette de son père, elle se revoit enfant, le visage collé à ces mêmes carreaux, son vieux émerger seul de cette brume épaisse. Il pleurait et tenait un bébé dans les bras. La voisine qui l’avait gardé pendant l’accouchement, avait tenté de lui expliquer ce qui était arrivé… mais personne ne meurt quand on vient d’avoir six ans.
— Ah, te voilà !
— Papa, tu devrais arrêter de partir aussi tôt pour aller pêcher …
— Je fais encore ce que je veux, non ?
— Et si un jour tu te blesses, ou que ton bateau tombe en panne ? Comment on fait ?
— Et bien tu seras bien contente avec ta sœur, si je meurs, vous aurez les sous et la maison.
— N’importe quoi.
— Tu veux ramener du poisson chez toi, ou t’as pas besoin ?
— Tu es allé chez le docteur ?
— Pourquoi faire ?
— Papa… tu peux pas avoir des problèmes, comme ça… la nuit et faire comme si de rien n’était.
— Ils vont me dire quoi les docteurs ? Que je suis vieux ? Que je vais mourir ? Que je peux plus aller en mer ? Il me reste plus que ça, depuis la mort de ta mère.Laisse-moi tranquille avec tes conneries de docteur.
— Mais s’il t’arrive quelque chose ?
— Eh bien si je meurs, je meurs. Tu le veux ce poisson ?
— Bon je reviens demain, ne rentre pas trop tard, tu t’absentes de plus en plus longtemps.
— Allé, c’est ça, à bientôt.
Sur la terrasse du cabanon, il y’a toujours un peu de moustiques. Si les filles de Laurent ne s’évertuaient pas à fleurir le moindre centimètre de sa clôture, il y en aurait sans doute moins. Il y en a peu en mer, et le temps est long, seul dans quatre murs.
— Bonjour, Laurent, Agathe m’a dit de venir prendre le poisson qu’elle avait oublié chez vous.
— Elle t’a dit de me surveiller surtout. Rentre va ! Tu sais, Marc, ta femme, elle commence à un peu m’emmerder. Elle veut quoi ? Que je reste ici ? Comme un vieux con ? À rien faire comme tous les autres vieux cons du coin ?
— Agathe se fait du souci pour vous, et puis non je ne viens pas vous espionner.
— Tiens, prends ce que tu veux dans le congélo, et puis dis-lui que je vais bien.
— Comme vous voulez Laurent.
— Et dis, à l’occasion, mène-moi les petits.
Il a toujours aimé la mer avant le lever de soleil. La lune qui danse encore sur les vagues, et bleu sombre l’eau et les étoiles dessus. Laurent aime couper le moteur et installer ses lignes une fois bien au large. Il a l’impression de sortir de son corps, et revoit tout ce qui a été. Souvent il la revoit. Son visage et sa silhouette se dessine de plus en plus concrètement. Sa ligne de star de music-hall et ses cheveux qui sentent l’air marin. De jour en jour, elle est plus vraie. Le déchirement de la quitter, remettre au lendemain, avant l’aube, la nouvelle rencontre. Il peut sentir son souffle. Il peut entendre sa respiration. Il peut voir.
— Tu sais Agathe, un jour il ne reviendra peut-être pas, et ce sera son choix en quelque sorte.
— Non mais, tu n’as pas honte? Toi aussi tu es sa fille, je te signale.
— Et quoi ? Tu crois pouvoir le retenir ?
— Tu sais quoi ? Tu me fais chier avec tes histoires de psy. Tu veux que j’accepte qu’il disparaisse un jour ? Ça te ferait du bien ? Que je sois OK avec mon père, qui veut crever en mer et nous laisser? Déjà que maman n’est plus là…
— Agathe, j’y suis pour rien, d’accord ?
— En attendant tu es là, elle non. Et je suis seule à laver les draps pleins de pisse du vieux.
— Si tu m’appelles pour me dire que j’ai tué notre mère en venant au monde, c’est vraiment pas la peine.
— Non ! Je t’appelle pour que tu t’occupes aussi de lui, il se laisse crever.
— OK, je passerai et lui parlerai d’un généraliste, c’est un ami.
Son père n’est pas à la maison, pourtant l’après-midi, il devrait y être. Sandra entre sur la terrasse et en profite pour travailler sur les dossiers de quelques patients. Des heures passent, la nuit commence de tomber et les moustiques la font courir vers la voiture. Appeler Agathe, encore. Elle n’a jamais tué personne, mais toutes ces remarques, des histoires à se raconter pour se trouver un coupable. Et, personne ne peut l’apaiser cette sœur. Un trouble entre elles, une frontière gardée par une mère inconnue et le deuil.
— Salut Agathe. Dis, on peut parler ? Tu ne répondais pas au téléphone, du coup je suis venu, tu vois.
— Et bien, rentre enfin… ne reste pas là dehors. On devait endormir les enfants.
— En fait je suis resté toute la journée chez papa, il n’est pas rentré, je ne sais pas trop s’il faut s’inquiéter. Tu vois ?
— Il est tard là quand même. Marc, tu n’as pas vu notre père au café cet après-midi ?
— Euh, non pas du tout…
— Putain ! mais vous le faites exprès tous les deux ? Toi tu ne le vois pas chez lui, toi tu ne le croises pas en ville, et vous me dites rien ?
— Écoute chérie, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Bon, c’est très simple, Sandy, tu restes ici tu gères tes neveux, mais de toute manière ils dorment, ça ira… Pendant ce temps, Marc, on prend ton bateau et on va chercher mon père.
— Quoi ? Là, maintenant ? Mais on est en pleine nuit bordel, appel les gendarmes, je sais pas… chérie, s’il te plait, ne te met pas dans des états pareils…
— On y va, grouille!
Sur le petit bateau de plaisance, tout feu allumé, Marc tient la barre et Agathe s’agrippe, à l’avant, aux rambardes d’aluminiums. Elle scrute comme elle peut l’horizon. Un brouillard épais est apparu subitement devant eux. Il ralentit, mais son épouse lui fait comprendre d’un geste brusque, qu’il ferait mieux de remettre les gaz. Il s’exécute en soufflant et ils entrent dans une immense purée de pois. L’air devient lourd d’humidité, et froid. Ils ne voient presque plus rien. Le silence est arrivé en même temps que le brouillard, sans qu’ils l’aient vraiment remarqué. Tout bruit a cessé, les vagues contre la coque, le vent, le moteur lui-même ne font plus un son. Une lumière se laisse voir, très proche d’eux. Quand Agathe veut dire à Marc de s’en approcher, sa voix et comme arrêtée aux frontières de ses lèvres.
Avant qu’elle n’ait le temps de paniquer, le bateau vient s’échouer avec force contre ce qui ressemble à une plage. Une pointe, ou même une grande langue de sable. Le bateau du père est posé également, tout proche. Une grande dune se dresse devant eux, une lumière vient de son flanc opposé. La colline de sable est comme illuminée. Ils grimpent, et une fois au sommet, ils voient une maison identique à celle du vieux pécheur. Agathe et Marc ne parviennent plus à bouger tant cette vision les perturbe. La maison leur tourne le dos, et ils entreprennent la décente pour passer devant. La dune est beaucoup plus haute qu’il n’y parait et ils mettent de longues minutes à atteindre le contre-bas.
Un vacarme comme une meule gigantesque en train de moudre du verre, et la petite maison pivote lentement, par à-coups, vers eux. Ils n’osent plus bouger, le cabanon chasse le brouillard en tournant, comme le ferait une tempête. Le sable et la poussière emplissent leurs yeux. Agathe distingue sur la terrasse le vieux rocking-chair de sa mère. Elle est assise là, à nouveau, belle dans une de ses longues robes, ses cheveux longs. Elle lui sourit comme quand elle était petite fille. Sur les genoux, elle a un jeune homme, nu, qui dort, étalé au travers des accoudoirs. Agathe court pour rejoindre sa mère, mais l’homme se met debout et la regarde fixement. Marc, voit immédiatement que ce regard est celui de son beau-père. Quand celui-ci se met à marcher vers Agathe, il empoigne son épouse et la force à retourner vers leur embarcation. En courant, ils parviennent au bateau, et d’un dernier regard sur la dune, elle voit son père au sommet, jeune et nu.
Agathe, n’avait jamais parlé de sa mère à son père. Elle redoutait de le voir replonger dans cette torpeur profonde. Cet état avait duré plusieurs mois après le décès en couche. Elle n’avait rien dit, elle avait pris le rôle maternel, sans sourciller, sans mot dire. Agathe aimait son père comme un vieux chien de chasse qui ne sert plus à grand-chose. Elle avait organisé cette famille comme elle pensait qu’une famille devait l’être. Le regard de cet homme nu la transperçait. Elle le revoyait se servir d’elle. Nu et lourd. Elle l’avait subi, jeune, nu et lourd. Tout ce temps elle l’avait passé, tétanisée, hors de son propre corps. Tous les à-coups, elles les avaient encore. Elle planait jusqu’à une plage isolée, meurtrie dans son sein, son esprit se blottissait dans les bras de la mère, sur le rocking-chair de ce cabanon fantôme.
Elle ne le quitte pas des yeux, ils repartent en bateau, et le brouillard épais retombe sur la silhouette, la colline de sable et la pointe. Agathe s’attend à tourner cette page encore et encore. Elle l’espère moins lourde. Mais le passage est en suspend.
— Allô ?
— Je crois qu’il est parti.