Aujourd’hui, je n’ai pas écrit de fictions, c'est pareil depuis LE ROMAN. Tous les jours je m'y mets, pourtant rien. Quel calvaire ! Au moins, journal, tu es là. Je ne sais pas ce que j’ai pu faire de ton ancien cahier… il a disparu dans mes bibliothèques. Ce n’est pas grave pour le moment. Tu vois, je te recommence sur un nouveau cahier. Je me suis acheté ça beaucoup trop cher en sortant tout à l’heure, mais tu es en cuir désormais. Un vrai journal luxueux d’écrivain à succès.
C’est quand même invraisemblable à quel point « Les gens de dehors » se vend bien. Jusqu’à présent je survivais grâce à la quantité de bouquins d’épouvante que je parvenais à faire publier, là, je pense bien que je suis en voie de vendre plus de ce livre, que tous les autres réunis. Ça ne change pas grand-chose à ma situation finalement. Mis à part l’aspect financier. Luc m’a parlé de plein de choses à propos de tout ce fric. C’est fou comme il est devenu au fait de ces choses-là, depuis qu’il est éditeur. Avant, quand on avait une vingtaine d’années, il n’était que poésie. Il parlait que de Poe, de Rimbaud et de ce déchet de Bukowski… Buckovsky ? Je ne sais plus, peu importe. En tout cas, le Luc de jadis se serait craché dessus. Tu l’aurai vu avec son écharpe de gauche et ses velléités révolutionnaires! Enfin bref, il m’a dit de placer le pognon ou d’acheter un appartement. Ça m’est complètement égal. Je vais peut-être tout donner à Jean. Après tout, je ne dépense pour ainsi dire presque rien, et lui, avec la gamine… et bien lui, il galère comme on dit. On verra comment cela peut se faire.
Tu sais, Journal, c’est apaisant de t’écrire. Tu es la seule chose qui me permet de m'écrire. Avec toi je me défais des enluminures de mes études. Je t’écris de mon origine. Je suis une gamine de la base, je m’exprime d’où je suis vraiment avec toi. Pas de ce coup de chance incroyable, qui m’a permis de sortir des statistiques et de ne pas être caissière ou esthéticienne. Oh, ça va, personne ne te lira jamais, et aucun comité de caissières ne viendra manifester à ma porte. Qu’est-ce que j’en ai à cirer ?
Luc voudrait que je continue dans la même veine « sociale/critique/réaliste/gonzo » pour le prochain roman. Gonzo, n’importe quoi. Tu m’imagines en journaliste gonzo ? Je sors à peine de cet appart, parfois je me demande pour qui il me prend. Il a vieilli finalement. Ce truc... de tout mettre dans des cases éditoriales… heureusement qu’ils ne sont pas tous comme lui dans l’édition.
Putain ça me ronge de l’intérieur, tu me soulages un peu, mais ce n’est pas encore ça. Je dois revenir à l’épouvante, au fantastique. Cela me fait comme quand je m’occupais de Madeleine à temps plein. Et je commence à voir des choses étranges. Ce grand type à la radio, je suis quasiment passé pour une folle en demandant qui il était. Il n’y avait personne. Ils vont finir par m’enfermer. Il faut que j’en parle au docteur Joubert. Il faut augmenter les doses. Je ne suis pas sûr de vouloir lui dire si je commence à voir des choses.
Je ne suis même pas certaine de voir ces trucs, tu sais? Ce n’est que mon imagination, je ne vois rien. Je devais rêver les yeux ouverts, c’est tout. S’il se met à me prescrire des trucs qui me transforment en légume, je ne vais pas m’en sortir, ce sera la fin. Je n’ai rien vu. Je ne vois rien de spécial.
Je vois ce qui est. Je vois ce qui est. Je vois ce qui est. Je vois ce qui est. Je vois ce qui est. Je vois ce qui est. Je vois ce qui est.
Point barre, n’importe quoi. Si ça ne suffit pas, j’écris cette phrase partout, jusqu’à la fin de l’année. Maintenant j’ai de quoi ne faire que ça, après tout.
Tu réciteras deux « je ne vois que la réalité » et trois « il n’y a que ce qui est ».
Ou de la méditation peut-être. Pourquoi pas ? Il y en a à tous les coins de rue des maîtres des chakras.
La chambre de Delphine est un amas de livres et de carnets empilés. Certaines tours de papiers mesurent près d’un mètre. Pour tout meuble, il y a un matelas sur son sommier, et une armoire. La table de nuit est composée d’une dizaine de livres de « creative writing » américains. Elle les a tous lus, pas ceux traitant de la structure des récits, mais ceux plutôt servant d’ateliers d’écriture. Elles les utilisent encore ceux-ci, de temps en temps, quand son éditeur du moment la laisse tranquille et qu’elle n’est pas forcée d’écrire sur des choses qui l’ennuie. Dans l’absolu, Delphine pense qu’elle pourrait écrire sur à peu près tout et n’importe quoi. Même un essai, se dit-elle parfois. elle pourrait parler des femmes, de la maternité ou des hommes et de leurs obsessions. Mais elle se reprend aussitôt, elle sait trop bien dans quel état ne pas écrire dans le genre fantastique la met. Et puis, lire des essais avait fini par l’ennuyer. Au moins le type de livres que lui imposait Luc était un récit.
Elle s’éveillait avec le lever du jour. Elle réglait consciencieusement tous les jours son réveil, sur l’heure à laquelle le soleïl montrait ses premieres lueurs. Pour garder un semblant d’animalité. Quand elle va prendre sa douche, il lui revient qu’il lui faut passer des coups de téléphones. À Luc, pour le supplier de revenir à la raison et de lui permettre enfin d’écrire ce qu’elle veut, à Jean aussi, cela fait trois jours qu’il lui a laissé un message, il est temps. Son idée n’était pas si mauvaise, elle mènerait Madeleine au restaurant, puis au manège et une glace et elle sera tranquille pour trois ou quatre semaines peut-être.
Sa toilette effectuée, Delphine appelle l’éditeur.
— Hey ! Ma chérie ! J’ai cru que tu ne m’appellerais pas. Pas mal l’émission, vraiment pas mal !
— Oui, merci, c’était un peu pénible de devoir écouter ce journaliste, mais bon, dans l’ensemble… je suppose que ça c’est bien passé.
— A ce sujet, ils voudraient t’avoir dans une émission.
— La télé ?
— Oui, la télé, je sais, c’est pas ton truc… mais là, c’est ok, j’ai jeté un œil, bon… je vais pas te mentir, il y a des amuseurs, des chroniqueurs à la grosse tête, mais vraiment pas mal de tes petits camarades écrivains sont passé.
— Bon écoute, on verra, on en rediscute ,ok?
— Allé, on fait comme ça. Et à part ça, Delphine, tu m’appelais pour quelque chose en particulier?
— Heu oui… oui, oui. En fait, il faut vraiment qu’on parle du prochain bouquin.
— Tu dois avoir pas mal avancé, non ? Ça fait quoi? trois ou quatre mois que tu es dessus?
— Six mois en fait. Écoute, je n’y arrive pas.
— Tout va bien, Delphine?
— Pas vraiment, Luc, mais c’est ce projet, je ne suis pas convaincu que ce soit pour moi.
— Ah, oui, je vois, attends, je ferme la porte de mon bureau.
Delphine sait d’emblée ce qu’il allait lui dire. Quelque chose d’ordre financier ou dans le genre. Mais d’une vois basse pour que personne ne l’entende, il se montre plus attentioné que prévu.
— Oui, ça y est, on est au calme. Dis-moi, qu’est-ce qui t’arrive, ma belle ?
— Luc, je fais ce que je peux, mais je n’y arrive pas…
— Bon, laissons tomber deux minutes. Comment tu te sens ?
— Comment ça ?
— Et bien, Delphine, dis-moi, tu as des soucis, t’as pas le moral ? On se connaît depuis assez longtemps, tu peux me parler, tu le sais, non ?
— Bordel, Luc, j’ai eu le malheur de te dire que j’allais voir un psy, et ça y est, je deviens une petite chose fragile. Tu fais chier ! J’aurais rien dû dire.
— Non, bon… écoute, si tu veux, je suis là, c’est tout ce que je voulais dire.
— Tu es là pourquoi exactement ? Demande-t-elle assez agacée.
— Rien de particulier, je sais pas, si tu veux parler ou n’importe quoi.
— Oui et puis me consoler dans un pieux, je suppose?
— Delphine, tu es terrible quand tu t’y mets.
— Peut-être bien, mais je suis dans la merde là, tu vois ? Tu me demandes d’écrire une suite, et je n’y arrive pas. Je fais quoi, maintenant? Je reste comme une conne devant une page blanche toute la journée ?
— Je ne sais pas vraiment quoi te dire, pour le coup…
— Luc ! Débrouille-toi d’annuler cette saloperie de contrat !
— Mais, mais, ce n’est pas moi, là, qu’il faut voir… je sais pas moi, tu as signé un contrat! Enfin j’en sais rien, mais t’es en train de transformer cette merveilleuse chose qui t’arrive… en… je sais pas, en drame.
— De quoi tu parles? Delphine est très sincèrement surprise que l’on sous entende qu’elle vi quelque chose de grandiose.
— Mais ! Enfin ! Tu es parmi les auteurs les plus vendus avec « Les gens du dehors ».
— Et puis quoi ?
— Et bien, je sais pas, réjoui toi un peu! Tu ne veux même pas que je te place pour les prix littéraires. Tu es venu me voir en me disant que tu souhaitais être lu, et bien, ça y est, tu es lu!
— Je me fous d’être en haut de ton classement, Luc.
— Bon, écoute, on peut se voir samedi midi ?
— Oui, pourquoi pas?
— Faisons cela.
— Je te dirai où cher éditeur. J’aurai ma fille par contre.
— Au point où on en est, je ferai avec, Delphine, à samedi midi.
Elle ne savait plus très bien pourquoi elle est allé le voir. Oui, elle ne vendait pas beaucoup de ces histoires d’éprouvantes qui la rendait fière, mais, après tout, elle ne vivait de presque rien. Comme si elle avait voulu elle-même se mettre dans les cases bien marketing de Luc. Delphine aurait très bien pu aller voir d’autres éditeurs, qui aurait même pu l’accompagner à l’international, qui sait?
Elle reprend son journal intime pour lui parler de toutes ses choses, essayer de démêler les noeuds de ses actions. Delphine ne voit plus très clair, et elle sent le ciel perdre de l’altitude. Les nuages bougent à trop grande vitesse. Il lui semblait que la tempête du siècle soit au programme. Des nuages noirs, énormes. Mousseux, d’ignobles moutons sombres de cyclopes, qui se déplacent en un troupeau des premiers âges. Ils se tournent, se dirigeaient vers elle, mais de sa fenêtre, elle ne peut distinguer le berger funeste. La ville lui semble un abattoir.