L’appartement de Delphine est un petit deux-pièces typiquement parisien. Plus étroit peut-être que ce qu’elle aurait souhaité. La cuisine Ikea est dans le salon, qui fait office de bureau. S’il n’y avait pas de bar dans la cuisine, elle n’aurait probablement nulle part ou manger. Ces meubles en préfabriqués blancs sans saveurs ne donnent, de toute manière, pas envie de préparer à manger. Le salon est couvert sur tous les murs, de bibliothèques pleines à ras bord. Delphine ne classe pas ses livres, elle les pose en rayon où il y a de la place, et quand il n’y en a plus, elle se contente de les glisser à la verticale entre ceux bien rangés et le plus haut possible jusqu’à l’étagère du dessus. Des étagères, et un bureau face à la fenêtre, un simple plateau posé sur des tréteaux, contre le chauffage. Cet intérieur est à l’image de Delphine, qui consacre sa vie à l'écriture. Elle ne fait que cela, écrire, et écrire encore, du lever au coucher. C’est comme ça qu’elle embrasse sa graphomanie. Elle est rongée de l’intérieur quand elle ne peut mettre un mot sur la page. Quand un livre lui tombe entre les mains, même s’il lui plait, elle le lit le plus vite possible pour retourner à sa table d’écriture, et se mettre au travail. Un roman, une nouvelle, de la poésie, son journal intime, tout est bon pour assouvir la seule pulsion qui l’habite. Une marche, une randonnée sans pause, sans rêverie devant le paysage qu’elle serait venue chercher après de longues heures à souffrir sur le chemin.
Delphine est assise là, comme tous les jours. Mais cela fait plusieurs mois que son stylo lui glisse des doigts. Elle n’avait pas vraiment écrit depuis qu’elle avait fini son dernier roman. Tout ce qui n’était pas son journal avait fini en boule froissée, ou en pages désespérément blanches. Cela fait très longtemps qu’un tel état d’empêchement n’était pas arrivé. En vérité, elle n’est pas bien sûr qu’une chose pareille ne lui soit jamais tombée dessus.
Comme elle n’écrit plus, il ne se passe strictement plus rien. Cette situation la tourmentait tant, qu’elle avait tenté d’aller voir un psychiatre. Il lui avait prescrit un antidépresseur. Depuis qu’elle parlait à ce vieux Docteur, et qu’elle prenait les médicaments, elle n’avait plus écrit, mais cela lui était devenu presque égal. Enfin, pas tout à fait, il y a tout de même cette vague immense en elle qui la pousse à écrire, qui au lieu de se casser régulièrement grâce aux sessions de travail, ne cessait maintenant d’enfler, de croître en elle. Cet avatar de puissance est rendu si haut et si grand, qu’on aurait dit l’un de ces monstres maritimes des cotes portugaises. Delphine n'est plus sûre de ce qui permettrait à cette apparition de devenir rouleau, puis de se briser par l’effet du temps.
La dernière fois qu’elle n’avait pas écrit selon, c’était lorsqu’elle avait eu sa fille, Madeleine. Durant la grossesse inattendue et avant celle-ci, pendant qu’elle vivait avec Jean, le futur père, Delphine avait parfaitement tenu son rythme effréné. Elle se rappelle être peut-être descendue en dessous des dix mille mots par jour, mais guère moins. Il avait fallu sacrifier du temps à Jean, et aussi à toutes ces choses de la sphère sociale qui accompagnent la vie de couple. Delphine avait tenu son rythme.
Mais quand Madeleine était née, elle s'était dit qu’il fallait devenir une mère, et pas n’importe comment. Elle avait passé la première année de son enfant, à se comporter de la manière la plus maternelle qu’elle aurait pu imaginer. Une sorte de mère au foyer parfaite. Laver, cuisiner, changer, ranger, relaver… etc… comme une routine absurde. Elle s’était dit que l’enfant des services sociaux, et des foyers qu’elle avait été devait absolument devenir la mère et l’épouse parfaite d’un foyer parfait. Un an de cela. Un an à devenir une autre femme. Un an sans écrire. Un an à sentir germer en elle la fin de son identité.
Elle finit par se sauver. La petite laissée aux soins exclusifs de Jean, elle ne s’était même pas posé la question de Madeleine. Du jour au lendemain, c’est comme si elle n’avait plus était cette femme. Cette année à jouer à être une autre personne, une période pleine de brumes épaisses. Comme si elle avait été sous GHB pendant tout ce temps, il lui semblait que cela n’avait été qu’une vie vécue par une autre. Des flashs ressurgissaient parfois, mais ils n’étaient accompagnés d’aucune honte ni d’aucun regret. Depuis ces cinq ans, elles avaient publié douze romans et plusieurs nouvelles. Elle avait pu calmer le démon.
La page est si blanche, qu’elle peut presque voir le reflet de sa main posée dessus. Elle vient de passer trois heures sans bouger, dans cette même position. Rien n'est passé de l'esprit à la main. Elle regarde tantôt par la fenêtre, et tantôt la feuille. Son cerveau désespérément vide. Puis le stylo tombe sur la table, et le bruit brise la torpeur.
Delphine se lève, ouvre grand de la fenêtre. L’air est frais. Elle a l’impression de s’être réveillée d’une sieste un peu trop prolongée. Pourtant elle est sûre de ne pas avoir fermé les yeux. Les minutes sont passées comme des siècles, et les secondes étaient toutes tombées sur elle comme des gouttes retentissantes au sommet de son crâne. Une torture qui dure depuis des mois. Elle ne voit pas d’autres échappatoires, se mettre à la table et prendre de quoi écrire. Une punition. Elle va vers la salle de bain, son pantalon est plein d’urine.
— Bonjour, Delphine, c’est Jean. On a écouté ton émission à la radio, avec madeleine on a trouvé ça vraiment bien.
— Oui ! Bravo maman t’es trop une star, même si papa il a raison, le monsieur journaliste, il faisait que parler ! Bon, je te repasse papa, je vais jouer avec mes copines.
— Oui, Delphine, ce serait pas mal si tu pouvais passer un peu de temps avec la petite. Tu lui manques, et je ne sais pas, écoutes, fait comme tu peux… Tu pourrais peut être l’emmener au restau, faire du manège après, enfin c’est toi qui vois, rappel moi quand tu pourras. Bon, à plus.
Delphine vérifie la date du message vocal sur son téléphone, il date du matin même, assez tôt. Toujours ce genre de message. Plutôt agréables et gentils. Elle s’étonne toujours de la patience et de la gentillesse de ces deux-là. Madeleine tirait de son père pour ces choses-là. Comme lui, elle était pleine de compassion pour cette ombre qui lui sert de mère. Trois ou quatre jours filaient entre un message et un rappel. Le plus souvent, Delphine prenait le temps de passer un peu de temps avec sa fille. Jean avait la garde exclusive, mais la petite fille ne posait aucun problème, et elle lui changeait un peu les idées. Il n’y avait ni culpabilité de sa part ni jamais de ressentiments de la part de la petite fille. À son âge, c’était toujours quelque chose de voir sa douceur et sa capacité à prendre les choses telles qu’elles venaient. Madeleine faisait aussi preuve d’une honnêteté et d’une franchise à toute épreuve. Ainsi, plusieurs fois, elle avait demandé à Delphine pourquoi elle était partie, ou si elle l’aimait, à cette dernière question, il était toujours difficile de répondre directement, sans froisser l’enfant. Elle avait toujours répondu oui, ce n’était pas aussi simple, mais elle ne voyait pas l’intérêt de faire souffrir sa fille.
Le téléphone éteint, il est plus ou moins l’heure de manger. Les placards sont vides, comme souvent, et elle se décide pour un des restaurants rapides de la rue. Elle mangera dehors. À la recherche de l’air frais, et des piaillements de la ville. Elle se fixe une heure précise pour rentrer et se remettre au travail. Elle sort.